Minas Tirith

Tu es un elfe bleu.

Tu arrives dans un endroit vide : un hôtel de ville, une cabane et deux bâtisseurs, c'est tout ton monde.

Alors, tu bâtis, tu organises, tu fais du commerce, tu aides tes voisins. Ta ville s'agrandit, s'étoffe, tu rejoins un groupe.

Tu évolues, deviens quelqu'un d'important, changes de groupe et commences à discuter avec d'autres avatars: « Bonjour, tu vas bien ? - Oui, et toi ? Ca avance ? » Une blague, un mot gentil, et deux elfes se sourient. Tu devines l'humain derrière le clavier. Les messages sont plus longs, on parle du temps (du temps ? quel temps ? il fait toujours beau en Elvénie).

Un même chagrin vous rapproche ; chacun cherche à consoler l'autre. Tu apprends le nom de l'humain, tu lui donnes le tien. Il a un chat. Toi, tu en as plein ! « Que fais-tu ce soir ? - Je regarde la télé. Et toi ? - Je lis une histoire d'elfes et d'hobbits. - Moi, une histoire de scribe. »

Les deux elfes, main dans la main, vont fédérer leur cité. Tu ouvres le jeu vingt fois par jour pour voir si, « par hasard », tu aurais un message. Tes quêtes pressent mais tu ouvres d'abord la boîte à lettres et tu lui réponds. Le jeu passe au second plan.

Et un jour, tu allumes ton écran, tu cliques sur l’icône familière et... rien. Rien ! A l'angoisse qui te prend, tu devines que ce n'est plus l'elfe qui compte à tes yeux mais celui qui attend, là-bas, derrière le clavier.

Alors, quand le jeu s'ouvre enfin, les deux elfes tombent dans les bras l'un de l'autre. Vous, les humains, auteurs et victimes de cette aventure, vous échangez un numéro de téléphone, « au cas où »...

Que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il, à nous, nobles elfes bleus, et à nous, pauvres humains seuls derrière nos écrans ? Serions-nous en train de réaliser le rêve de Cyrano d'être aimés non pour ce corps que la nature nous a donné par accident mais pour cette âme qui le soutient et l'anime ? Me viennent en mémoire les mots de Roxane : « Eh bien ! Toi-même enfin l'emporte sur toi-même, Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime. »

Quelle sera la suite ? Un jour, nous nous appellerons, la voix voilée par l'émotion. Un jour, peut-être, nous nous verrons. Ou pas. Un jour, peut-être, nous nous rencontrerons. Ou pas.

Sur l'écran, sous un arbre-fée, deux elfes bleus marchent côte à côte, main dans la main, là-bas, à Minas Tirith.